22

Taol découvrit qu’il appréciait le voyage – se retrouver à cheval était des plus agréables. Il goûtait même la compagnie du gamin ; l’air malheureux que prenait Chipeur en se cramponnant à son poney ne manquait jamais de le faire sourire. À l’évidence, le gamin n’avait rien d’un cavalier. Taol avait bien tenté de lui donner quelques conseils, mais Chipeur les avait ignorés et continuait à monter comme s’il craignait de tomber à chaque seconde.

Les montagnes se rapprochaient, mais Taol était certain de pouvoir les contourner en partie s’ils longeaient la côte ouest de la péninsule. Bien qu’encore vallonné et rocailleux, le relief côtier était moins élevé.

Taol calcula que leur prochaine grande étape serait Ness. Il lui vint à l’esprit que Bevlin ne vivait pas très loin – trois bonnes journées de cheval, tout au plus. Il se demandait s’il devait rendre visite au guérisseur pour l’informer de ses progrès. Pour ce qu’il avait à lui rapporter… Que lui dirait-il : Il existe une faible chance pour que le garçon se trouve dans les Quatre Royaumes ? Non, pensa-t-il, autant s’éviter le détour.

Il tâcha d’oublier Bevlin mais quelque chose l’en empêcha, une vague idée derrière la tête. Comme s’il avait quelque chose à dire au guérisseur, même s’il ne parvenait pas à se rappeler quoi. Fouillant dans sa mémoire, il ne trouva rien qui puisse intéresser Bevlin ; quant au Vieil Homme, il ne lui avait pas confié de message. Peut-être apprendrait-il au guérisseur que les chevaliers avaient été chassés de Rorne ? Taol secoua la tête ; Bevlin le savait probablement déjà – les guérisseurs avaient leurs propres moyens de se tenir au courant. Penser à Bevlin le confortait dans son intention de lui rendre visite – cela paraissait la chose à faire, et ne rallongerait son voyage que de quelques jours.

Ils approchèrent d’un petit hameau, à peine un village : quelques masures branlantes et pas d’auberge.

« Et si nous nous arrêtions le temps d’acheter quelques aliments frais ? » Chipeur goûtait fort peu la viande séchée et les biscuits. Regardant autour du village, Taol vit une femme sur la route avec trois enfants, tous maigres et pauvrement vêtus.

« Je ne crois pas que nous en trouverons par ici. » Il ne se souvenait pas avoir dépassé la moindre ferme ou le moindre troupeau récemment ; il se demanda de quoi vivaient ces gens. « Mieux vaut continuer et tenter d’atteindre la côte ce soir. » Taol se retourna et découvrit avec irritation que le gamin avait déjà mis pied à terre. Il le regarda discuter avec la femme, puis revenir.

« Taol, elle dit qu’il y a une ville derrière cette colline. Qui vaut le détour, selon elle.

— Ne traînons pas. » Taol éprouvait un vague sentiment de malaise.

« Nous y serions vite, et nous pourrions dormir sur des oreillers de plumes après un bon repas chaud. » Le gamin paraissait si excité que Taol n’eut pas le cœur à lui dire non. Il acquiesça, et ils poussèrent leurs montures.

Au bout d’une heure de chevauchée environ, ils franchirent la colline et découvrirent une bourgade de taille respectable nichée dans la vallée en contrebas. À mesure qu’ils en approchaient, il devint évident que quelque chose allait de travers : les rues étaient totalement désertes. On n’y voyait aucun signe de vie ; pas de fumée, pas de poules ni de chèvres, pas de cultures. Taol posa la main sur le manche de son couteau lorsqu’ils entrèrent dans les murs.

Cette ville avait de toute évidence été prospère. Elle comptait plusieurs auberges – signe de richesse, d’ordinaire –, deux forges, une boutique de charron : toutes à l’abandon. Sur la place centrale se dressait une splendide statue de marbre.

Taol lut l’enseigne d’une des auberges : Le Bord de l’eau. Il ne se rappelait pas avoir aperçu le moindre cours d’eau ; quant à la mer, elle était loin.

Ayant entendu des bruits de pas, il se retourna pour découvrir un vieillard en haillons. « Auriez-vous quelque chose à manger ? » L’homme semblait sur le point de s’effondrer.

« Tiens, l’ami, prends ça », lui dit Chipeur en sortant les biscuits de marine de sa besace. Taol soupçonnait que la charité n’était pas la seule motivation du gamin – Chipeur détestait ces biscuits coriaces et sans saveur. L’homme les accepta, les flaira avec appréhension puis entreprit de les engloutir voracement.

« Où est l’eau ? Y a-t-il un lac ou une rivière dans les parages ? » Taol se disait qu’ils pourraient au moins remplir leurs outres. Il attendit que l’homme eut avalé ses dernières miettes de biscuits.

« Non, il n’y a plus d’eau depuis longtemps. » L’homme sourit, dévoilant des chicots noircis.

« Qu’est-il arrivé ? La source s’est tarie ?

— Oh, elle est tarie maintenant, c’est certain. » L’homme s’esclaffa comme à une bonne plaisanterie, puis s’approcha de Chipeur pour tenter de lui arracher son sac. Le gamin le lui reprit, mais lui donna une lanière de viande séchée.

« Y a-t-il eu une sécheresse ? » Taol avait entendu plusieurs récits de bourgades ruinées par la main cruelle du soleil.

« Non, ce n’était pas l’œuvre de la nature. Venez, suivez-moi. » L’homme détala à une vitesse surprenante. Taol hésitait à le suivre, mais Chipeur ne lui laissa pas le choix : il avait déjà filé à la suite du vieillard.

Ce dernier les conduisit à l’autre bout de la ville, à l’orée d’une grande plaine sablonneuse. « Voici le lac. Vous marchez dessus. » Taol et Chipeur contemplèrent leurs pieds : le sol était plat. L’homme gloussa devant leur air surpris. « Aye, c’était le plus beau lac de la péninsule. Pas grand, certainement, mais d’une beauté à couper le souffle. Célèbre pour ses propriétés thérapeutiques. On venait de très loin pour se baigner dans ses eaux – elles avaient la réputation de soigner les maladies et d’apaiser les douleurs de la vieillesse. »

Le vieil homme poussa un soupir mélancolique. « Vous auriez dû voir le lac à cette époque ; le simple fait de le regarder vous emplissait de joie. Et les poissons ! Des poissons de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, tellement heureux de se faire prendre qu’ils bondissaient tout droit dans vos filets. » Il donna un coup de pied dans le sable.

« C’était une ville prospère, à l’époque. Tout est tombé en poussière désormais. Plus rien ne pousse depuis que le lac est mort. Tout le monde m’a dit que j’étais fou de rester. Je crois qu’ils avaient raison. Je suis fou.

— Que s’est-il passé ?

— Un jour, un homme est arrivé en ville pour se baigner dans ces eaux. Un homme riche et puissant, venu d’une grande cité. Habillé comme un roi, enveloppé dans la soie la plus fine, il s’est rendu sur le lac en laissant traîner ses doigts dans l’eau. Quand il a regagné le rivage, il s’est aperçu qu’il avait perdu sa bague et s’est mis en colère, disant qu’il s’agissait d’une bague officielle ou je ne sais quoi. Il a ordonné que l’on fouille le lac, et c’est à cet instant que nous avons fait une erreur. Nous avons dit qu’il n’avait aucune chance de retrouver sa bague, lui conseillant de partir s’en faire fabriquer une autre ; nous lui avons dit que c’était sa faute s’il l’avait perdue.

« Alors, l’homme est devenu mauvais, il a dit qu’il ne pouvait pas la remplacer, parce qu’elle avait plusieurs centaines d’années. Il nous a laissés une semaine pour draguer le lac et retrouver sa bague. Nous avons fait notre possible, en vain. Pour ce que nous en savions, elle pouvait aussi bien se trouver dans le ventre d’un poisson. L’homme est revenu une semaine plus tard. Quand nous lui avons appris que nous n’avions pas sa bague, il a maudit le lac et fait le serment de le combler. Nous nous sommes contentés de rire – comment imaginer qu’il le ferait ?

« Sept jours plus tard, une petite centaine d’hommes arrivaient en ville avec des chariots remplis de sable en provenance de la côte. Il leur a fallu un an pour combler le lac. Un an à travailler sans relâche, à ramasser du sable jaune, à le convoyer et à le vider dans le lac. Un an pour détruire la vie de chaque habitant de cette ville. Un an. » L’homme s’agenouilla et recueillit une poignée de sable, que le vent emporta progressivement entre ses doigts.

« Pourquoi n’avez-vous rien fait pour l’arrêter ?

— Personne n’a osé. Nous nous contentions de regarder comme des idiots, pendant que le lac devenait de plus en plus petit.

— Qui a fait cela ? » Taol sentait qu’il connaissait la réponse.

« L’archevêque de Rorne. »

Une brise cinglante se leva. Il était temps de partir. Taol avait hâte de quitter cette ville morte.

 

Tavalisc trempa ses doigts dans la sauce et les porta à ses lèvres. Parfait – juste une pointe d’ail, une infime trace d’herbes aromatiques, le mélange idéal pour souligner le goût des escargots. On ne trouvait pas d’escargots à Rorne ; le sol dur et maigre ne leur convenait pas. Comme bon nombre de denrées de luxe, leur rareté les rendait d’autant plus précieux, et Rorne en faisait un commerce lucratif. On payait un grand prix pour ces succulentes créatures, qui figuraient souvent en bonne place sur la table des riches.

L’archevêque prit son petit crochet en argent et entreprit d’extraire un escargot de sa coquille. Il réussit enfin à accrocher la chair et à la sortir. C’était un beau spécimen, gras et luisant. Tavalisc en salivait d’avance, quand l’arrivée inopinée de Gamil vint gâcher son plaisir.

« Que voulez-vous ? » L’archevêque mâchonna son escargot.

— Ma foi, Votre Éminence, une lettre des plus intéressantes vient de me parvenir.

— Serait-ce la réponse de ce seigneur auquel vous avez écrit en mon nom ? Comment s’appelle-t-il… Maybor ?

— Oh, non, Votre Éminence, il ne m’a pas encore répondu. Ceci est plus important.

— Poursuivez. » Tavalisc jeta un escargot à son chat ; il l’observa avec amusement tenter de récupérer la chair dans la coquille.

« Eh bien, nos espions dans le Nord ont intercepté une lettre du duc de Brennes à messire Baralis, dans laquelle le duc demande ce qui retarde les fiançailles entre sa fille et le prince Kylock.

— Ainsi, ce mariage aura bel et bien lieu. Je n’ai pas besoin de vous rappeler tout le mal que je pense de l’union de ces deux puissances, Gamil. Brennes est déjà beaucoup trop influente pour son propre bien. » Tavalisc s’interrompit au milieu de son escargot. Quand deux grandes puissances se mêleront en une seule. La prophétie de Marod se vérifiait. Que disait la suite ? Il était question d’un temple, et d’un élu. Quand les hommes d’honneur abandonneront la grâce pour l’or. Les chevaliers ! – comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? L’archevêque se versa un verre de vin pour se calmer les nerfs. Quoi d’autre ? Le sombre empire s’étendra. Cela ne lui disait rien qui vaille. Il préférait un monde tout en nuances de gris – au bénéfice des affaires de Rorne.

Baralis était en train d’accomplir la prophétie ! Ce démon essayait de bâtir un gigantesque empire nordique !

Tavalisc se leva et, sans prêter attention au regard stupéfait de Gamil, alla lui-même rajouter du bois sur le feu. Il était glacé jusqu’aux os. Tout s’emboîtait : les chevaliers, Brennes, les Quatre Royaumes. Il s’était toujours méfié de Baralis, mais tout cela prenait des proportions inimaginables. Il n’était dit nulle part dans la prophétie que le sombre empire serait purement nordique ! Et si le duc et Baralis envisageaient de conquérir le Sud, ensuite ? La puissance combinée du Nord avait de quoi inspirer l’effroi. Les chevaliers étaient-il en train de choisir leur camp, eux aussi ? Tyren se montrait certainement très amical envers le duc de Brennes. Il y avait des complots partout, et l’archevêque n’était partie prenante dans aucun d’eux !

Tavalisc fit un effort conscient pour rester calme – il ne laisserait pas Gamil s’imaginer qu’il avait peur. Il alla se rasseoir et prit sa fourchette en argent. « Rien d’autre dans la lettre ?

— Rien d’autre, Votre Éminence, mais les dernières informations de notre espion à Château Harvell ne faisaient pas état d’un projet d’union entre Kylock et Catherine.

— Où voulez-vous en venir, Gamil ?

— Je pense que Baralis a arrangé ce mariage sans l’aval du roi ou de la reine, peut-être même sans leur en avoir parlé. »

Cela n’apaisait en rien les craintes de l’archevêque. « Hmm, intéressant. Baralis a toujours été un fin renard. Malheureusement, je suis certain que la reine verrait une telle union d’un œil très favorable. » Tavalisc poignarda les escargots à coups de fourchette, ne s’arrêtant qu’après avoir brisé toutes les coquilles du plateau. « Une alliance avec Brennes représenterait un beau succès pour elle.

— Il y a tout de même de bonnes nouvelles, Votre Éminence.

Maries envisage sérieusement d’expulser les chevaliers. Une première loi a déjà été rédigée.

— Qu’en est-il de Toulay ? » Tavalisc écrasa les éclats de coquilles dans la chair des escargots.

« Des affrontements ont eu lieu entre partisans et adversaires des chevaliers. Il semblerait que ceux qui réclament leur expulsion soient les plus nombreux.

— Assez sur ce sujet, Gamil. » Tavalisc se leva. Il avait hâte de se procurer un exemplaire de la prophétie de Marod afin de l’étudier plus avant. « Je vais me promener dans les jardins. Cette alliance entre Brennes et les Quatre Royaumes pèse lourdement sur mon esprit. » L’archevêque se dirigea vers la porte. « Voulez-vous avoir la bonté de m’accorder une faveur ?

— Certainement, Votre Éminence.

— Retirez les éclats de coquilles des escargots et donnez-les à mon chat. Je déteste le gaspillage. »

 

Baralis s’assit près du feu. En vain – la chaleur qu’il percevait sur son visage était impuissante à chasser le froid dans ses os. Il but une bière chaude épicée dans l’espoir de soulager un peu la douleur. Il se sentait las. Se projeter hors de son corps avait été une erreur ; cela lui avait coûté trop d’énergie. La drogue qu’il avait absorbée ne devait être utilisée que pour un bref laps de temps ; le chancelier avait dépassé les limites, quitté son corps trop longtemps. Maintenant, il en payait le prix.

Tout cela pour rien. Ses proies avaient réussi à lui échapper, et quelle évasion ! Quatre mercenaires seulement étaient revenus vivants, dont l’un avec une jambe si mal en point qu’elle ne pourrait jamais plus le porter. Ils avaient parlé d’un puissant tourbillon, d’un souffle céleste. Baralis s’était douté que les choses avaient mal tourné. Il avait senti les répercussions plusieurs heures avant le retour de ses hommes. C’était le mitron, une fois de plus. Le chancelier allait regretter de ne pas avoir tué le garçon quand il en avait eu l’occasion.

Qui donc était Jack ? Sorti de nulle part, il disposait pourtant de pouvoirs qui défiaient l’entendement. Ce garçon dissimulait un secret, Baralis l’avait senti dès qu’il avait pénétré dans son esprit. Quelque chose en lui le protégeait des forces ténébreuses. Avait-il un rôle à jouer dans les événements à venir ?

Baralis se massa les mains. Il allait devoir inciser la peau. Comment un mitron pouvait-il détenir une telle capacité de destruction ? Jack avait dit la vérité en prétendant n’avoir reçu aucune formation. Sa projection était fruste – il avait employé une massue là où une dague aurait suffi. Mais quelle puissance !

Baralis en était jaloux. Il pouvait encore en percevoir la pression subtile qui lui hérissait le poil sur la nuque.

Il y avait bien entendu un aspect bénéfique à tout cela : les hommes de Maybor avaient peu de chances de capturer Melliandra tant qu’elle voyagerait en compagnie de Jack. Le destin travaillait-il pour lui sous les traits du garçon ? Non. Un instinct profondément enfoui en Baralis lui indiquait toujours ses ennemis – le mitron en faisait partie, cela ne faisait aucun doute. Ils se rencontreraient de nouveau, et Baralis le détruirait.

Le chancelier comptait de nombreux ennemis. Son ambition les nourrissait. Même ses alliés de la veille avaient tendance à se retourner contre lui. Sans Maybor, le roi Lesketh n’aurait pu être écarté aussi facilement ; pourtant, le seigneur se retrouvait dangereusement près de subir le poids de sa colère.

Oh, comme il haïssait cet homme ! L’autre avait tiré l’épée contre lui. Baralis maudit sa propre faiblesse. Maybor aurait pu l’éliminer sur-le-champ, ils le savaient tous les deux. Le chancelier avait fait montre d’une déficience humiliante – et ce, devant quelqu’un qu’il méprisait par-dessus tout.

Il compta sur ses doigts les jours restants avant l’expiration du pari : il ne restait même pas une semaine. Au moins il aurait quelques satisfactions aux dépens de Maybor. En attendant, il s’appliquerait à recouvrer ses forces. La prochaine fois que Maybor viendrait le trouver avec une épée, Baralis serait prêt à le recevoir.

Il appela Craupe. Le serviteur arriva d’un pas lourd, tenant sa boîte chérie entre ses grosses mains.

« Va au village, et vois si tu peux dénicher d’autres mercenaires à la taverne. Il me faut davantage d’hommes. Dis-leur que je paye bien.

— Oui, maître.

— Oh, et… Craupe ? Trouve-moi le nom de la dernière conquête de messire Maybor. » Peut-être Baralis serait-il en mesure d’exercer un début de vengeance avant la fin de la semaine, en fin de compte. Maybor était un débauché notoire. Le couper dans ses ardeurs serait certainement des plus distrayant.

 

Muguette avait ferré un gros poisson. Si elle s’était crue chanceuse quand Kedrac l’avait couchée dans son lit, elle louchait désormais sur une plus belle prise : son père, messire Maybor. L’homme le plus riche du pays la convoitait !

Elle savait parfaitement comment jouer cette partie : elle ne s’était pas rendue aux appartements de messire Maybor ainsi qu’il le lui avait demandé – afin de ne point paraître trop empressée. Le lendemain, elle s’était arrangée pour le croiser dans les jardins. Le grand seigneur l’avait suppliée de le rejoindre dans sa chambre, allant jusqu’à glisser un bracelet d’argent à son poignet. Elle avait promis de réfléchir à sa proposition – et mentionné sa préférence pour l’or.

Elle était prête à s’élever dans le monde une fois de plus. Muguette avait d’abord débuté en tant que laitière. Coucher avec le maître laitier lui avait permis de ne pas s’user les mains à porter de la paille aux vaches. Au lieu de cela, elle avait passé ses journées à former le beurre frais en médaillons, un graissage continuel qui lui laissait les paumes douces comme du velours. Assez en tout cas pour qu’elle se permette d’espérer devenir demoiselle de compagnie.

C’était là son ambition. Les demoiselles de compagnie possédaient le statut le plus élevé qui soit pour une servante. On les autorisait, on les encourageait à porter de beaux habits et des coiffures splendides. Elles accompagnaient leur maîtresse à la promenade dans les jardins et faisaient l’admiration de tous les jeunes hommes de la cour. Muguette savait que messire Maybor avait le pouvoir de lui octroyer ce poste en contraignant sa fille, ou quelque autre parente, à la prendre à son service. Elle rougit d’excitation. Elle ne serait plus une simple femme de chambre. Une existence bien meilleure l’attendait, maintenant qu’elle avait su capter l’intérêt d’un si grand et si puissant seigneur.

Muguette avait eu son lot d’aventures galantes avec de petits nobliaux – qui tous l’avaient séduite et remerciée par des cadeaux. Quelques-uns avaient même offert de l’installer dans une taverne en ville, mais ce n’était pas ce qu’elle voulait. Elle savait à quel point le désir des hommes pouvait se révéler capricieux ; tantôt ils ne peuvent vivre sans vous, et l’instant d’après ils vous considèrent comme une gêne indésirable. Non, elle voulait davantage qu’une chambre de bonne. Et elle allait bientôt l’obtenir – un homme n’est jamais aussi généreux que quand ses ardeurs sont insatisfaites, et messire Maybor avait les moyens de se montrer on ne peut plus généreux.

Muguette eut tôt fait de chasser son fils de son esprit. Kedrac, noble sans terres, n’avait pas un statut assez élevé à la cour pour lui assurer la position à laquelle elle aspirait. Par ailleurs, songea-t-elle malicieusement, il ne valait pas grand-chose dans un lit. Elle espérait que le père se montrerait plus habile.

Messire Maybor ! Un homme seulement lui aurait mieux convenu – le chancelier du roi, messire Baralis. Muguette haussa les épaules. Si elle ne tenait pas l’homme le plus puissant du royaume, elle se contenterait du plus riche.

Elle repoussa ses boucles blondes de part et d’autre de son front et admira son reflet dans le miroir de dame Helliarna. Parfaite. Sa seule réserve concernait sa taille, peut-être un peu épaisse ; mais comme beaucoup d’hommes voyaient dans un ventre dodu un charme supplémentaire, elle ne s’inquiétait pas outre mesure. Elle fila hors de la chambre et descendit dans les jardins ; ce serait bientôt l’heure de la promenade digestive de messire Maybor.

Elle ne fut pas déçue. Le repérant au loin en pleine conversation, elle hésita à s’approcher de crainte que son interlocuteur ne soit son fils, Kedrac. Dès qu’il l’aperçut, messire Maybor mit fin à sa discussion et se porta à sa rencontre.

« Ma douce Muguette. » Il reprit son souffle. « Tu devais venir la nuit dernière ; j’ai été fâché de ne pas te voir. » Il lui prit la main et la baisa. Au moment de la lâcher, il déposa quelque chose de froid et pesant au creux de sa paume. Résistant à l’envie de regarder de quoi il s’agissait, Muguette glissa discrètement l’objet dans son corsage.

« Messire, je ne peux m’empêcher de m’estimer indigne de vous. » Elle inclina la tête et battit des paupières d’une manière qu’elle savait fort charmante. « Je ne suis qu’une femme de chambre. Il serait malséant que je badine avec les grands seigneurs.

— Tu badinais bien avec mon fils. » Messire Maybor ne parut guère sensible à l’argument.

« Ah, mais nous savons tous les deux à quel point vous le surpassez. » Elle avait touché juste ; le seigneur hocha la tête d’un air sagace.

« Qu’attends-tu de moi, ma jolie ? Parle sans détour. »

Ce n’était pas exactement ce que Muguette avait espéré, mais elle n’allait pas laisser passer une telle occasion.

« Je me crois capable de devenir demoiselle de compagnie ; mes mains sont douces, et j’ai de bonnes manières. » Muguette ouvrit de grands yeux ronds et se mordit la lèvre inférieure avec une modestie adorable.

« C’était donc cela, hein ? » Maybor eut un sourire satisfait. « Et si je t’obtenais une telle situation ?

— J’en serais infiniment reconnaissante à Votre Seigneurie. » Elle s’inclina très bas, dévoilant sa poitrine sous son meilleur jour.

« Ensorceleuse que tu es ! Je crois que nous allons passer des moments délicieux ensemble. » Il posa la main sur sa joue. « Attends-moi dans ma chambre demain soir au coucher du soleil. Je t’aurai trouvé une place d’ici là. » Il s’avança et l’embrassa sur les lèvres. « À demain. » Muguette se dégagea, sachant fort bien que rien n’excite davantage le désir d’un homme qu’une apparence de vertu.

Elle regarda messire Maybor s’éloigner, son manteau dans le vent. Lorsqu’il fut hors de vue, elle sortit de sa gorge l’objet qu’il lui avait donné. C’était une pierre : une très belle topaze couleur de miel. Elle eut un petit rire joyeux et partit en gambadant vers le château.

 

Jack se réveilla en sursaut ; il avait fait un cauchemar. Il se redressa pour regarder autour de lui. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait – dans une cuisine ? Quelque chose mijotait sur le feu, et des casseroles en cuivre rutilantes étaient accrochées aux poutres. Une vieille femme entra dans la pièce.

« Eh bien, il était temps que tu te réveilles, jeune homme. Tu as dormi toute la nuit et la plus grosse partie de la journée. Là, laisse-moi regarder cette épaule. » Comme la femme se penchait, il ramena la couverture sur lui. « Ne sois pas timide, mon garçon. Je suis trop vieille pour qu’on s’embarrasse de pudeur avec moi. » Elle lui arracha la couverture et examina son épaule. Jack essaya de voir ce qu’elle regardait, mais bouger le cou se révéla trop douloureux. « Tout cela évolue fort bien. Du bon travail, si je peux me permettre. » La vieille femme s’approcha du feu. « Je suppose que tu as faim ? Je vais te servir une portion de ragoût aux boulettes de pâte.

— Qui êtes-vous ? » Jack essayait de se rappeler comment il était arrivé là. Il se souvint des hommes de Baralis en train de les pourchasser, et de la flèche que Melli avait reçue. « Où est Melli ? » Il voulut se lever, mais ses jambes le trahirent.

« Du calme, mon garçon. La fille est sortie prendre un peu l’air.

— Comment va-t-elle ? » Il revoyait nettement le bras ensanglanté de Melli.

« Oh, très bien. Beaucoup mieux que toi. La flèche est sortie sans difficulté. » La vieille femme lui tendit un bol de ragoût. « Tiens, mon garçon, mange. Cela te redonnera des forces. »

Jack accepta le bol et se mit à manger. Il s’efforçait de se rappeler la suite. Il s’était senti furieux – furieux d’être traqué, furieux d’avoir reçu une flèche, furieux que Melli elle-même fût touchée. Des images de destruction, d’hommes arrachés de leurs chevaux et d’arbustes déracinés lui vinrent à l’esprit. Il les écarta ; elles faisaient partie de son cauchemar. Mais comment était-il arrivé là ? Par quel moyen avaient-ils réussi à échapper aux mercenaires ?

« Bonjour, Jack, dit Melli en passant la porte. Comment te sens-tu ?

— Que s’est-il passé… » Jack s’aperçut qu’il ne savait même pas quel jour on était.

« Dans l’accident de chasse, tu veux dire ? » Melli, qui paraissait soulagée de l’entendre, l’avertit néanmoins d’un regard de ne pas la contredire. « Eh bien, je crois que tu étais sous le choc. Tu as perdu beaucoup de sang. Nous étions trop loin pour regagner la maison, mais j’ai réussi à t’emmener jusqu’ici et cette brave femme nous a proposé son aide.

— Où sommes-nous ?

— Oh, juste à côté de la route de l’est. »*

Jack avait du mal à en croire ses oreilles. Ils se trouvaient à plusieurs lieues de la route lorsqu’on les avaient attaqués. Comment Melli avait-elle pu le traîner sur tout ce chemin ? La vieille femme, décidant de les laisser discuter entre eux, sortit en grommelant quelque chose à propos de nourrir les cochons.

« Racontez-moi ce qui s’est passé, Melli. » Il cherchait son regard, mais elle refusait de le regarder en face.

« Je l’ignore. Nous étions poursuivis, et l’instant d’après… » elle fit un petit geste avec les mains… « … ce fut le chaos. Comme une bourrasque. Ils ont tous vidé les étriers.

— Et nous ? Que nous est-il arrivé ? » Jack, qui voyait son cauchemar prendre la consistance de la réalité, se mit à trembler. « Qu’est-il arrivé, Melli ?

— Nous n’avons pas été atteints. » Elle baissa les yeux au sol.

La vérité flottait entre eux, tacite. Tous deux savaient ce qui s’était passé, et qui en portait la responsabilité. Jack comprit qu’il était temps d’accepter sa nature : il était plus qu’un simple mitron, en lui brûlait une force qui le distinguait des autres. Sans qu’il l’ait demandée, le jeune homme allait pourtant devoir apprendre à vivre avec. Par deux fois, il avait provoqué quelque chose, changé le cours des événements. Il avait du sang sur les mains désormais.

« Jack, nous allons partir », lui dit Melli comme si elle lisait dans ses pensées. « Très loin, là où Baralis ne nous retrouvera jamais. » Melli réfléchit un moment. « Que diriez-vous de Brennes ? Vous pourriez commencer une nouvelle vie, là-bas.

— Et vous, Melli ? Qu’en sera-t-il de vous ? Vous n’êtes pas née pour voyager à la dure, vivre sans argent, vous débrouiller seule. Que deviendrez-vous à Brennes ? » Jack avait parlé plus brutalement qu’il n’en avait eu l’intention ; il l’avait vexée.

« Je peux toujours vous accompagner jusqu’à Annis. J’y ai de la famille. » La voix de Melli était cinglante. « Elle me recueillera sous son toit, comme la bouche inutile que je suis.

— Quelle famille, Melli ?

— Je suis la fille de messire Maybor. » Elle le dévisagea froidement. Jack tenta de masquer sa surprise. Il avait deviné que Melli était la fille d’un noble, mais n’avait pas imaginé qu’elle pouvait être issue d’une famille aussi riche et influente. Il avait souvent entendu dire que messire Maybor faisait partie des favoris de la reine. Melli interrompit le cours de ses pensées : « Maintenant, Jack, puisque nous en sommes aux confidences, dites-moi enfin pour quelle raison Baralis est à vos trousses. » Elle baissa la voix, s’exprimant avec une précision glaciale. « Serait-ce à cause de ce que j’ai vu dans les bois, il y a deux jours ? »

Jack fut incapable de prononcer un mot, mais son silence répondit à sa place. L’expression de Melli se radoucit ; elle vint s’agenouiller à son chevet et lui embrassa la main. « Je suis désolée. Voilà que je m’emporte contre vous alors que vous êtes blessé et que vous avez besoin de repos. » Elle était si belle : le teint pâle comme du beurre de printemps, les cheveux sombres comme une nuit d’hiver. Le seul fait de la contempler, de tenir sa main dans la sienne valait presque tout ce qu’il avait traversé. Ou l’aurait valu s’il ne venait d’apprendre qu’il était un meurtrier. Falk avait vu juste en l’avertissant que sa vie ne serait pas facile.

« Tu sais pourtant qu’il ne doit pas s’agiter. Honte sur toi, ma fille », protesta la vieille femme en entrant. Jack se demanda si elle avait écouté à la porte.

« Je vais bien, je vous assure. Melli ne me dérangeait pas. En fait, je pensais me lever et me dégourdir les jambes. » Il pressa la main de Melli puis la relâcha.

« Certainement pas. J’ai de la graisse de porc toute fraîche à faire pénétrer dans ton épaule.

— Je m’en occupe, proposa aussitôt Melli avec un sourire espiègle.

— Oh non, ma fille. Je t’ai regardée t’échiner sur les boulettes de pâte ce matin. Je vois mal comment tu serais capable de masser ce pauvre garçon alors que tu ne sais même pas rouler une boulette. » La vieille femme vit que Melli rougissait. « Si tu tiens tellement à te rendre utile, va donc peler ces navets, là-bas. Cela donnera plus de consistance au bouillon. »

La femme tira la couverture de Jack et lui ordonna de se pencher en avant. Les mains couvertes de graisse de porc, elle entreprit de lui masser l’épaule. La graisse encore tiède pénétrait bien dans sa chair, assouplissant les muscles.

« Ça empêchera l’épaule de se raidir. J’ai connu jadis un homme qui s’était ouvert le bras dans une bagarre de taverne. La blessure n’était pas vilaine, plus de sang que de chair, et elle a très vite guéri – à peine s’il restait une cicatrice. Mais l’homme a conservé une raideur dans le bras ; il n’a jamais pu le replier complètement. Bien sûr, il a essayé toutes sortes de remèdes, mais c’était trop tard. Il n’aurait pas dû laisser la raideur s’installer. » Elle acheva son travail. « Là ! Cela devrait suffire pour l’instant.

— Merci. » Jack découvrit qu’il pouvait à nouveau bouger le cou et que son épaule lui faisait moins mal. « Merci pour tout ce que vous avez fait.

— Non, mon garçon, ne me remercie pas. C’est la peur qui m’a forcée à vous accueillir. » La vieille femme remarqua son air abasourdi. « Ton amie ne ta rien dit, hein ? Je vis seule dans cette ferme. Je n’ai ni époux, ni fils. »

Jack comprit aussitôt. « Vous craignez que nous ne vous dénoncions aux autorités ?

— Au début, oui. Ton amie a des manières de dame, mais je me sens un peu plus en confiance maintenant. Pour être honnête, je suis heureuse de recevoir du monde – la compagnie des porcs peut s’avérer assez ennuyeuse. » La femme sourit, dévoilant des dents grandes mais régulières. Elle s’approcha du feu et touilla le ragoût. « On se lasse de leur compagnie, mais jamais de leur viande. » Sur ce, elle jeta un pied de porc dans la marmite.

Melli, qui avait fini de massacrer les navets, se tourna vers la femme. « Savez-vous à quelle distance se trouve Br…

— … Bresketh », acheva Jack en interrompant Melli juste à temps. Il ne lui semblait guère judicieux de révéler leur destination. Non qu’il n’eût pas confiance en leur hôtesse ; c’était plutôt un fardeau qu’il voulait lui épargner. Dès que Baralis découvrirait qu’ils avaient séjourné ici – et Jack ne doutait pas qu’il l’apprendrait –, la femme serait interrogée. Mieux valait qu’elle ne sache rien, sans quoi le chancelier pourrait être tenté de lui arracher le renseignement à n’importe quel prix.

« Je n’ai jamais entendu ce nom-là. Ce doit être loin d’ici. » La femme haussa un sourcil perplexe.

« Ça se trouve quelque part dans le sud », expliqua Melli. Jack se réjouit qu’elle ait compris si vite. Il n’existait aucun endroit du nom de Bresketh.

« Ainsi donc, vous comptez partir vers le sud ?

— Oui, dès que possible. Nous ne souhaitons pas nous imposer plus que nécessaire.

— Vous ne me dérangez pas, mon garçon. Personne ne s’était plus assis à ma table depuis bien longtemps. J’avais oublié combien c’est agréable. Il y a des années que mon époux est mort, et je ne tarderai pas à le rejoindre. J’ai une bonne vie, de quoi manger, un toit, un feu, et pourtant je me rends compte aujourd’hui des choses à côté desquelles je suis passée. Je n’ai ni enfant, ni ami, ni voisin – les circonstances m’ont pratiquement interdit tout contact avec les autres. Non, mon garçon, vous ne me dérangez pas. » La vieille femme reporta son attention sur le ragoût.

Jack et Melli échangèrent un regard, touchés par ces paroles. Jack aurait presque souhaité rester. Il avait l’impression de fuir depuis un bout de temps, et l’avenir ne s’annonçait guère plus reposant. La cuisine de la vieille femme était chaude et tranquille

— il allait la regretter. « Nous allons devoir partir demain, dit-il dune voix éteinte.

— Attendez encore une journée, mon garçon. Donnez à vos blessures le temps de se refermer. Si vous partez trop tôt, elles risquent de se rouvrir. Et puis, vous aurez besoin de vêtements, de nourriture ; il me faut quelques jours pour tout préparer. »

La vieille femme sourit faiblement, et Jack capitula.

« Très bien, nous partirons après-demain. »